Date du document : 17.10.2000 - Date de mise en ligne : 17.10.2000

électricité & gaz

Intervention de Jean Syrota, Président de la CRE, à l'occasion des troisièmes journées parlementaires sur l'énergie organisées à l'Assemblée nationale, sur le thème : "France et Europe de l'énergie : nouvelles attentes, nouveaux marchés ?"

Troisièmes rencontres parlementaires mardi 17 juin 2000. Intervention de M. Syrota "France et Europe de l'énergie : nouvelles attentes, nouveaux marchés"

Je suis particulièrement sensible à l'honneur qui m'est fait, à l'initiative du président Destot de prendre la parole pour ouvrir les débats de cet après-midi au sein de ces troisièmes rencontres parlementaires sur l'Energie.

Pour une autorité administrative indépendante telle que la Commission de Régulation de l'Electricité, le Parlement est à la fois la source unique de son existence, de ses pouvoirs, de ses moyens aussi, et par, dessus tout, de sa légitimité, inséparable de sa responsabilité. Créés par le législateur, nous n'exerçons nos compétences que dans les limites qu'il a imparties et pour servir les buts qu'il a fixés.

Avant de lancer quelques idées ou questions qui pourront nourrir les discussions des deux tables rondes, je tiens à apporter une précision concernant la première d'entre elles, qui concerne le gaz. Il est d'usage dans les colloques de manifester une fausse modestie qui se veut de bon aloi. Dans mon cas, l'incompétence en matière de gaz relève du droit positif et non de la coquetterie : vous savez en effet que si le gouvernement a adopté, en mai dernier, un projet de loi transposant la directive communautaire sur le gaz, elle-même applicable au 10 août dernier, ce projet n'est pas encore en débat devant le Parlement ; de ce fait, je ne puis, officiellement, que parler au nom du régulateur de l'électricité, et je me permettrai de parler, à titre personnel, du gaz, en attendant, que le législateur, s'il en retient l'idée, confie la régulation du gaz au régulateur de l'électricité. à l'instar de ce qui s'est fait dans la plupart des pays.

Les tables rondes de cet après-midi vont discuter de l'effet sur les marchés intérieurs de l'électricité et du gaz des directives européennes, qui visent à créer un marché concurrentiel de l'énergie.

Ces deux directives sont bâties sur le même modèle, reposant sur deux principes : celui de libéralisation (la production, l'achat, la vente, deviennent progressivement libres), et celui du droit d'accès aux infrastructures essentielles que sont les réseaux de transport et de distribution, qui demeurent publiques, donc tarifées. Pour conjuguer ouverture progressive et droit d'accès aux réseaux dans des conditions non discriminatoires, les directives imposent de créer une "autorité indépendante des parties", le régulateur du marché.

Pour en revenir aux thèmes des tables rondes, la première question qui vient à l'esprit consiste à examiner quelles sont les tendances lourdes qui peuvent conditionner, à terme raisonnable, mettons d'ici 10 ans, pour fixer les idées, les marchés en cause.

Selon des définitions couramment admises, la concurrence se définit, entre autres, par l'atomicité (autrement dit par la multiplicité des acteurs qui interviennent sur le marché), par la libre entrée et sortie des producteurs et des consommateurs (ce qui veut dire en particulier qu'il n'y a pas d?obstacles à l'accès au produit) et par la perfection de l'information (c'est-à-dire notamment la transparence sur les informations, sur les transactions et sur les prix).

1 - Pour l'électricité, se pose la question de l'étendue du marché ; en effet les liaisons entre un ensemble de pays qui regroupe la France, l'Allemagne, le Benelux, l'Autriche, la Suisse, la Slovénie d'une part, et le reste de l'Europe n'ont pas les capacités suffisantes les isolant ainsi partiellement de la Grande-Bretagne, de l'Irlande, de la Scandinavie, de l'Italie, de l'Espagne, du Portugal et de l'Europe de l'Est. Evidemment cette situation n'est, en théorie, pas irrémédiable. Mais, les obstacles rencontrés ces dernières années, par exemple pour mettre en place des capacités de transit supplémentaires entre la France et l'Espagne d'une part, la France et l'Italie d'autre part, ne rendent guère optimiste. Sachez, néanmoins, qu'une coopération active s'est engagée entre régulateurs nationaux pour allouer rationnellement les capacités existantes. En tout état de cause, s'il doit exister un vrai marché, il sera donc limité à ce qu'il est convenu d'appeler la plaque continentale, mais il concerne au premier chef la France.

Les consommateurs, quant à eux, seront certainement de plus en plus nombreux à être éligibles, c'est-à-dire libres de choisir leur fournisseur comme ils l'entendent et le coût du transport de l'électricité entre lieux de production et lieux de consommation finira par être à peu près indépendant de la distance.

En ce qui concerne l'offre, il est vraisemblable qu'elle ne va pas évoluer de façon significative pour différentes raisons : la croissance de la consommation d'électricité est faible (moins de 2 % par an ces dernières années), la capacité globale de production est excédentaire et la plupart des équipements peuvent fonctionner encore longtemps. Autrement dit, il est peu vraisemblable qu'un nouvel arrivant investisse dans une capacité classique importante pour entrer sur le marché. La technologie ne fera pas les progrès rapides qui permettraient, à l'image de ce qui se passe dans les télécommunications, de rendre obsolètes les équipements actuels de production ;c'est pourquoi il faut s'attendre à ce que les composantes structurelles de l'offre d'électricité soient, à peu de choses près, comparables à celles d'aujourd'hui. Ce qui pourrait faire évoluer un peu la structure de l'offre en France, c'est la création d'installations de cogénération, c'est à dire de production d'électricité associée à une production de chaleur ou la valorisation de sous-produits fatals, tel que le gaz de sidérurgie ou de raffineries; encore faudrait-il que ces nouveaux producteurs cherchent à aiguillonner le marché, en contractant avec des consommateurs et non pas inciter les pouvoirs publics à exiger de l'opérateur historique qu'il achète au prix fort leur production. L'offre concurrentielle peut être aussi celle de la SNET et de la CNR, mais la méthode la plus efficace pour diversifier l'offre consisterait, pour EDF, à échanger des capacités de production avec un ou plusieurs producteurs étrangers : ainsi serait introduite dans chacun des pays concernés une concurrence significative, sans qu'il en résulte de préjudice pour les opérateurs, leur statut, leur patrimoine ou leurs agents.

Si le panorama que je viens de décrire brièvement est bien le plus probable, il reste que les positions concurrentielles en Europe pourront évoluer en fonction des prix du pétrole et de l'agressivité commerciale des opérateurs historiques. Si les prix du pétrole, entraînant les prix du gaz, se maintiennent pendant quelques années à un niveau très supérieur à celui qui a été constaté de 1985 à 1999, comme celui d'aujourd'hui, les producteurs d'électricité à base de fioul lourd et de gaz seront fortement handicapés par rapport aux autres, mais pas au point de remplacer leurs équipements parce qu'ils seront, dans une large mesure, amortis.

2 - En ce qui concerne le gaz, la situation est différente de celle de l'électricité : l'Europe est bien un espace géographique de marché, mais l'offre est très concentrée et très uniforme :

trois producteurs - le russe Gazprom, l'algérien Sonatrach et le norvégien GFU - représenteront 60 % de l'offre en 2010. Aux Etats-Unis, par comparaison, cette part de la production mobilise environ 3 000 producteurs dont les coûts peuvent être extrêmement différents de l'un à l'autre ;
les producteurs peuvent voir un intérêt au maintien de l'ordre ancien ?celui d'un petit nombre de contrats "take or pay" à long terme avec les opérateurs gaziers historiques, - dans la mesure ou ce mode de commercialisation les protège du risque volume - à hauteur de 80 ou 85 %- et leur garantit des recettes évoluant parallèlement aux prix des produits pétroliers, c'est-à-dire un accès indirect à la rente pétrolière ;
la pratique, par ces producteurs, d'une péréquation géographique des prix rendus du gaz aux opérateurs historiques, assortie de clauses de non-reventes par ces derniers en amont de leurs frontières respectives, pérennise le caractère cloisonné et non transparent des marchés.
Comme le coût du transport du gaz est important et qu'il augmente avec la distance, on voit mal comment des gaziers européens approvisionnés au même prix dans leur pays que leurs collègues dans leurs pays respectifs pourraient engendrer une concurrence féroce. On voit mal également des producteurs vendre moins cher à un consommateur, fût-il important, qu'à ses clients historiques. Peut-être trouvera-t-on, pour créer une certaine concurrence, des marchés secondaires résultant d'une inadéquation des contrats long terme à la réalité des ventes. Peut-être aussi, et l'impact serait plus considérable, le gaz connaîtra-t-il un développement suffisamment important pour justifier la mise sur le marché de nouveaux approvisionnements réalisés par de nouveaux producteurs. Il faudrait alors que deux conditions au moins soient remplies :

La première c'est que la consommation de gaz se développe de façon significative sur une période de temps relativement longue : au moins 3 à 4 % en moyenne par an ; c'est tout à fait possible dès lors que le prix du pétrole serait durablement inférieur aux prix actuels ou que le prix du gaz serait déconnecté du prix du pétrole, ce qui est annoncé depuis longtemps, mais pas encore réalisé de façon généralisée ;
La seconde, c'est, naturellement, que les nouveaux producteurs ne se bornent pas à aligner leurs prix sur ceux de leurs confrères anciennement établis.

3- La transparence est enfin une condition indispensable pour qu'on puisse parler de marchés. Elle est aujourd'hui extrêmement faible. A cet égard, la mise en place de bourses et l'intervention la plus large de traders est nécessaire et je me réjouis de ce qu'un projet de bourse existe pour Paris. Encore faut-il que les prix pratiqués et publiés soient représentatifs, à Paris comme ailleurs, ce qui prendra encore du temps.

De façon générale, il y a un problème de temps : il ne suffit pas de changer les données juridiques ou économiques des marchés, il faut aussi que tous les acteurs sortent, et c'est le cas en France plus qu'ailleurs d'une culture semi-centenaire de monopole, dans laquelle les rapports de force pouvaient parfois avoir plus de poids que les considérations juridiques. C'est l'un des rôles essentiels des régulateurs de contribuer au nécessaire changement culturel qui doit accompagner l'ouverture des marchés.

Je n'oublie pas le service public, particulièrement présent en France dès qu'on parle d'électricité et de gaz. Le plus mauvais service qu'on puisse rendre à cette notion est de l'opposer aux vertus de la concurrence : le service public doit, en effet, lui-même bénéficier et faire bénéficier l'ensemble des consommateurs des retombées d'une ouverture régulée, principalement grâce à la baisse des prix et à l'amélioration des services rendus qui doit en résulter. Encore faut-il s'entendre sur la notion même de service public, qui ne doit pas être employée hors de propos. Il faut aussi être prêt à payer le prix des exigences qu'on formule en son nom. A ce titre, le comportement des électeurs suisses ayant refusé à l'occasion de votations récentes des taxes sur l'électricité en contrepartie de la promotion d'énergie solaire et hydraulique, ou celui des consommateurs allemands qui ne se sont pas précipités pour choisir de payer le prix plus élevé de leur électricité verte nous donnent des indications sur les limites que nos concitoyens pourraient peut-être fixer à certains enthousiasmes.

En résumé, dans le secteur électrique comme dans celui du gaz, la dérégulation pourrait résulter davantage d'une évolution plus ou moins rapide que d'une révolution ; ajoutée à la pression des consommateurs éligibles, elle devrait permettre à ceux-ci d'abord et, en fin de compte, à tous les consommateurs, d'obtenir une diminution des prix de l'électricité, ne serait-ce que par une diminution des marges des opérateurs, les poussant à améliorer leur productivité. Dans ce cas, il en résulterait une incitation forte à des restructurations, ayant pour effet de réduire le nombre de producteurs et , de ce fait, de prendre le risque de réduire les vertus de la concurrence, si les autorités chargées de la concurrence n'y mettent pas bon ordre.

Selon toute vraisemblance, la réalisation de vrais marchés concurrentiels ne résultera donc pas spontanément d'une évolution structurelle favorable du secteur.. Si le diagnostic que je porte est exact, la porte qui mène à la concurrence est, dès lors, étroite. D'où l'intérêt de disposer d'un cadre législatif et réglementaire qui à la fois crée un maximum d'espaces de liberté et définit réglementairement les règles garantissant l'égalité des chances : séparation des différentes activités, interdiction des subventions croisées, pour ne parler que de l'essentiel. D'où, aussi, l'intérêt corrélatif de la mise en place d'autorités de régulation pour veiller scrupuleusement, et pas seulement dans les apparences, à la mise en oeuvre de bonnes pratiques sur le terrain, ce qui est maintenant le cas dans tous les pays de l'Union Européenne, sauf l'Allemagne.

La France , pour sa part, n'a transcrit la directive électricité qu'avec un an de retard, celle sur le gaz ne le sera pas sans doute avant fin 2001 et la quarantaine de décrets d'application de la loi sur l'électricité est encore loin d'être publiée. Cela n'empêche pas la CRE de travailler, pour, notamment, assurer un accès non discriminatoire aux réseaux électriques et pousser à la réalisation d'un marché spot de l'électricité.

Enfin, je voudrais souligner que nous avons la chance d'avoir deux entreprises de taille européenne. Alors que leurs concurrents rattrapent, sur le marché, leur retard, et s'adaptent à la nouvelle donne, elles sont freinées dans leur volonté de se développer et de se transformer parce que le moment où la concurrence donnera un nouvel essor à leur développement est retardé. L'avenir des outils industriels remarquables que sont EDF et GDF et dont la nation s'est dotée n'est pas dans le renforcement de la ligne Maginot de papier édifiée à l'aide de textes restrictifs ; elle réside, me semble-t-il, dans le choix déterminé d'une stratégie économique de mouvement, sur l'ensemble de la scène européenne.