Entretien avec Laurent Bataille, Président de Schneider Electric France

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En septembre, la CRE a publié un rapport, co-piloté avec Schneider Electric France, sur le pilotage énergétique des bâtiments tertiaires. Laurent Bataille revient sur ce travail essentiel qui a impliqué 70 acteurs et proposé des recommandations pour transformer les bâtiments tertiaires en acteurs clés de la transition énergétique.

Vous êtes Président de Schneider Electric France depuis 2021 après avoir dirigé son activité Digital Energy, pourquoi avez-vous accepté de vous impliquer dans cette mission ?

La mission sur les solutions de pilotage des bâtiments tertiaires a été un moment clé de l’année 2023 pour capitaliser sur notre retour d’expérience collectif des efforts de sobriété de l’hiver dernier.

On constate qu’avec les outils de pilotage, simples à installer, on a en peu de temps des résultats sur la réduction des consommations d’énergie et sur les émissions de CO2. Et donc un retour sur investissement très rapide.

Et pourtant, malgré les encouragements publics à l’équipement, on sent une inertie. Seuls 6% des bâtiments tertiaires de plus de 1000 m2 sont équipés. De plus, ils ne sont pas tous bien configurés ou utilisés. Pourtant, leur potentiel d’économie d’énergie est conséquent : jusqu’à 40% de réduction des consommations d’énergie pour certains bâtiments, et un gisement de flexibilité électrique estimé à 6 GW de capacité en période de tension sur le réseau.

En réunissant, pour la première fois, l’ensemble de la chaîne de valeur de la gestion énergétique des bâtiments tertiaires et les acteurs du secteur de l’énergie, je savais que nous pourrions comprendre pourquoi ça n’accélérait pas… et proposer des solutions très concrètes !

Le pilotage énergétique des bâtiments, ça consiste en quoi ?

Ces technologies sont regroupées sous le nom de « GTB » pour Gestion technique du bâtiment ou « BACS » pour Building automation control system. Ce sont des équipements connectés qui permettent de mesurer les consommations pour comprendre comment l’énergie est utilisée et de contrôler les équipements à distance pour améliorer l’efficacité du système. Dit simplement, ces systèmes permettent de « consommer moins », tout en garantissant le confort des usagers et en permettant une automatisation des pratiques de sobriété. Grâce au contrôle des équipements, les mêmes systèmes permettent également de gérer la puissance des bâtiments, et de « consommer mieux » : pouvoir décaler les consommations en fonction de signaux tarifaires ou des tensions sur le réseau va devenir essentiel avec l’électrification du chauffage et de la charge des véhicules ainsi que la production solaire intégrée au bâti. Enfin, ces systèmes permettent de gérer l’occupation des espaces, d’améliorer la qualité de l’air, d’optimiser la maintenance ou encore de superviser les accès de sécurité. En synthèse : de superviser et optimiser l’usage du bâtiment.

Dans ce rapport avec la CRE, nous avons centré le travail sur le rôle et le potentiel du bâtiment comme élément intégral du système énergétique : les propositions visent à accélérer l’adoption du pilotage pour l’énergie. Car avec 44 % des consommations d’énergie, le secteur du bâtiment est en première ligne pour participer à la transition vers un futur moins énergivore.

Au-delà des économies d’énergie, le rapport visait à développer le potentiel de flexibilité des bâtiments tertiaires. Pourquoi est-ce devenu capital ?

Nous sommes convaincus depuis de nombreuses années que pour avancer sur les enjeux énergétiques et lutter contre le réchauffement climatique, il faut agir sur la demande, au moins autant que sur l’offre ! Concrètement, ça se traduit par la sobriété énergétique (consommer moins), l’efficacité (automatisation des scénarios, optimisation du fonctionnement des équipements, détection de problèmes) mais aussi par le sujet qui monte : la flexibilité (consommer mieux, c’est-à-dire au bon moment par rapport à l’offre disponible).

Cette capacité à consommer au moment où l’énergie est disponible va devenir essentielle pour accompagner la transformation de notre mix énergétique, puisque les énergies renouvelables comme l’éolien et le solaire photovoltaïque modifient la disponibilité structurelle de l’électricité décarbonée, qui dépendra des périodes ventées et ensoleillées.

Et puis il y a le développement de l’électrification qui va amener de nouveaux usages dans les bâtiments. Le meilleur exemple c’est le développement des véhicules électriques. D’ici dix ans, les bâtiments qui ne sont pas équipés de bornes de recharge verront leur valeur impactée. Or, pour assurer la recharge des véhicules, qui demande beaucoup de puissance, la flexibilité est importante, pour lisser la charge et éviter de devoir redimensionner la connexion au réseau, ou pour charger au moment où l’électricité décarbonée est la plus disponible.

Pensez-vous que ce travail va permettre d’accélérer le développement du pilotage énergétique et la flexibilité des bâtiments ?

Oui, je le pense sincèrement. C’était le bon moment pour saisir cette opportunité d’accélérer parce que 3 conditions sont réunies. D’abord on a un contexte réglementaire favorable avec le décret BACS qui rend obligatoire le déploiement de systèmes de pilotage sur les bâtiments tertiaires supérieurs à 1000 m2 environ. On a aussi un contexte économique avec des factures d’énergie qui ont fortement augmenté pour les entreprises et restent élevées en 2023 du fait de la durée des contrats d’achats d’énergie. On parle de factures qui ont doublé, triplé voire plus dans certains cas ! Si les prix sur les marchés spot sont revenus à des niveaux moins extrêmes, nous ne sommes pas à l’abri de nouvelles fluctuations.

Et puis il y a la crise climatique qui nous engage à accélérer sur l’efficacité énergétique de ces bâtiments et l’électrification des usages.

La deuxième raison pour laquelle je pense que ce travail a toutes les chances d’être suivi d’effets, c’est qu’il a été mené en associant toute la chaîne de valeur de la gestion énergétique du bâtiment tertiaire autour du sujet du pilotage. De la fourniture d’énergie aux responsables de parc immobilier, en passant par les gestionnaires de réseaux, les équipementiers, les installateurs et les gestionnaires des installations, 70 organisations - entreprises des réseaux, du bâtiment, de logiciels, des associations de filière et autorités publiques - ont pu travailler ensemble. Ça n’est pas si courant !

Quels sont les freins identifiés et les propositions concrètes pour les lever ?

Aujourd’hui les systèmes de pilotage sont rarement conçus et paramétrés pour faire de la flexibilité. Techniquement, pour que ce soit possible, il faut que le système de pilotage puisse recevoir et envoyer des informations en dehors du bâtiment, au fournisseur d’énergie, à l’agrégateur, au gestionnaire du réseau ou à des entreprises de services. Des actions concrètes sont à portée de main pour avancer : par exemple, mener une remise à niveau des GTB existantes pour les rendre « flex-ready », quantifier la capacité de flexibilité du site avec l’étiquette Goflex, et généraliser les bonnes pratiques comme les diagnostics, les plans de comptage, et le rétro-commissioning régulier des systèmes. Ces actions concrètes permettraient de livrer rapidement des premiers bénéfices au réseau électrique.

Je voudrais profiter de l’opportunité pour inviter tous les gestionnaires de bâtiments à participer au concours CUBE Flex, lancé par RTE, l’IFPEB et A4MT. La première saison, qui a réuni une soixantaine de bâtiments, a été un véritable succès : Cube Flex permet de tester concrètement les actions sur ses bâtiments et de mesurer leur impact, tout en bénéficiant de l’expérience collective pour paramétrer ses systèmes.

Autre chantier important : nous devons construire, en France, un modèle économique qui invite à la flexibilité. Cela suppose à moyen terme, une évolution des tarifs de l’électricité pour que la flexibilité soit économiquement incitative. Côté marché de gros, ça signifie développer des produits permettant d’inciter à la déformation des modes de consommation dans le marché de détail. Côté marché de détail, ça veut dire accompagner la disparition progressive des structures d’offres « de base » (à prix unique) pour aller vers des structures de prix d’offre avec plusieurs plages horaires (heures pleines, heures creuses la nuit et heures « super creuses » en milieu de journée, quand le solaire produit à son maximum).

Que va -t-il se passer maintenant ?

Dès la publication du rapport, les organisations, accompagnées des entreprises de la chaîne de valeur du pilotage, se sont emparées des 16 recommandations et les ont traduites en action : réflexions sur les compétences, sur le cadre réglementaire, groupes de travail sur l’interopérabilité et les chaines de transmission des données, expérimentations sur la valorisation de la flexibilité…

Les objectifs sont clairs, à nous tous de nous mobiliser pour saisir cette formidable opportunité de valoriser nos bâtiments et d’en faire des acteurs clés du système énergétique.

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