Questions à Laura Létourneau, Déléguée ministérielle au Numérique en Santé

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Laura Létourneau, Déléguée ministérielle au Numérique en Santé (ministère des solidarités et de la santé) a notamment piloté pendant la crise sanitaire plusieurs systèmes d’information dont SI-DEP, le système d’information de dépistage, et « MonEspaceSanté », le carnet de santé numérique qui permet le stockage et le partage sécurisé des documents et données de santé entre patients et professionnels. La mise en œuvre de cette plateforme mobilisant les données de santé détenues par de multiples acteurs publics et privés, au service de l’expérience du patient, a suscité l’intérêt du monde de l’énergie tant les préoccupations d’interopérabilité des services, de protection des données personnelles et de lisibilité des services offerts aux consommateurs, au service d’un intérêt collectif (la maîtrise de la demande énergétique) y sont aujourd’hui fortes. Le Comité de prospective de la CRE a ainsi auditionné Laura Létourneau lors d’une séance de travail de son groupe sur « La confiance des consommateurs dans les nouveaux services énergétiques », le 10 mai dernier.

Retour sur son parcours et la mise en œuvre de ce projet.

Après avoir travaillé à l’ARCEP, quelles ont été vos missions au ministère de la santé ?

Lors de ma dernière année au Corps des mines, j’ai réalisé un travail en commun avec Clément Bertholet qui s’est transformé en un livre intitulé « Ubérisons l’État ! Avant que d’autres ne s’en charge », et qui explicite la menace des acteurs du numérique pour nos services publics – au premier rang desquels les GAFAM, Google, Apple, etc... Si l’ubérisation peut faire peur, il faut pourtant la considérer comme une opportunité unique de transformation, en proposant un nouveau modèle pour les services publics, dans la sécurité, les télécoms, l’énergie, la santé… qui s’inspire de celui mis en place par les grands acteurs du numérique : l’action publique doit s’ubériser elle-même pour prétendre à plus d’efficacité administrative et de fonctionnement démocratique. Certaines infrastructures ne doivent pas être maitrisées par le secteur privé, car il y a beaucoup trop d’enjeux : nous ne pouvons pas nous contenter de « Facebook Connect », « France Connect » est nécessaire par exemple.  J’ai eu l’occasion de mettre en place cette vision de l’« État plateforme » à l’ARCEP avec Sébastien Soriano (Président de l’ARCEP à l’époque).

Début 2019, j’ai rejoint le ministère de la santé afin de contribuer à la transformation du système de santé et accélérer sa digitalisation, toujours dans une logique d’Etat plateforme. En l’occurrence, dans la santé numérique, l’Etat définit des règles (d’interopérabilité, d’éthique, de sécurité des systèmes d’information) et bâtit des infrastructures (des annuaires, une messagerie sécurisée, un dossier médical, la e-prescription…). Puis il active les leviers nécessaires pour que les acteurs privés, qui font les services numériques en santé sur le terrain (les logiciels de professionnels de santé, les outils de téléconsultation, les objets connectés etc.), émergent et soient innovants, tout en respectant ces règles et en se raccordant à ces infrastructures pour garantir l’intérêt général. Comme dans une ville, où les maisons ne sont pas faites par les pouvoirs publics, mais pour autant elles doivent respecter le code de l’urbanisme et se raccorder aux réseaux d’égout et d’électricité. L’Etat plateforme, c’est l’innovation au plus proche du terrain dans un cadre de valeurs garanti par les pouvoirs publics.

Pourquoi les données personnelles ont été un enjeu majeur dans la crise sanitaire ?

Pendant la crise sanitaire, nous avons dû mettre sur pieds en urgence de nombreux systèmes d’information pour mettre en place la vaccination et le dépistage par exemple.

La mise en œuvre du portail SIDEP, qui enregistre les résultats des tests antigéniques et PCR et les transmet aux patients, a été réalisée en 3 semaines alors que nous échouions à mettre sur pieds des systèmes d’information similaires sur d’autres maladies infectieuses depuis 8 ans. C’était primordial pour permettre le contact tracing, qui ne pouvait fonctionner sans données fiabilisées et exhaustives. Nous avons ainsi travaillé avec l’ensemble des biologistes pour qu’ils nous envoient de manière sécurisée, exhaustive et fiable l’ensemble des tests PCR de façon à suivre l’épidémie en temps réel et déclencher le contact tracing. Nous avons réussi ce pari grâce à 3 leviers que nous n’activions pas précédemment : une co-construction hyper aboutie avec les parties prenantes, une rémunération directe des éditeurs de logiciels afin qu’ils se connectent à SIDEP, ainsi qu’un remboursement du test PCR par l’assurance maladie aux biologistes uniquement s’ils alimentaient SIDEP.

Nous avons aussi mis en place des partenariats avec des services privés (Doctolib, Keldoc, Maiia par exemple) ou la société civile (Vite Ma Dose, Briser la chaîne etc.) dans une logique l’État plateforme, en imposant certaines règles et en leur mettant à disposition des infrastructures (Pro Santé Connect par exemple, l’équivalent de France Connect pour les professionnels de santé). Ces éléments permettent de garantir à la fois l’interopérabilité des systèmes et la sécurité des données.

Un point positif de la crise, si on veut voir le verre à moitié plein, a été aussi l’appropriation croissante du numérique dans les usages, avec par exemple la téléconsultation. Les polémiques qui ont pu émerger sur StopCovid par exemple, en grande partie basée sur des fausses informations, ont rappelé le besoin crucial de pédagogie autour du sujet explosif des données.

Comment le secteur de l’énergie peut-il s’inspirer de cette expérience ?

Il y a un paradoxe entre la prise de conscience du risque des données personnelles et l’adaptation réelle de nos comportements. Dès lors que les usages sont intéressants ou pratiques, les usagers utilisent ces services numériques malgré la conscience des risques associés (réseaux sociaux notamment)...

Ce que nous cherchons à éviter, nous, puissance publique, c’est la désinformation sur ces sujets. Nous avons pendant la crise énormément travaillé avec la CNIL. Pour assurer une bonne information sur le sujet de la protection des données personnelles, un « Comité de liaison et de contrôle Covid » a été mis en place, composé de parties prenantes (CNIL, députés, sénateurs, associations de patients etc.) pour les tenir informés toutes les semaines sur les enjeux autour des données personnelles des Français sur tous les systèmes d’information en santé. Leurs avis instruits et publics ont permis de remettre du rationnel dans les débats. Il est indispensable de travailler main dans la main avec les organismes qui ont la compétence et l’indépendance sur la protection des données personnelles pour instaurer la confiance. Il est également indispensable de ne pas prendre en chambre les arbitrages sur le juste équilibre entre usages et sécurité, qui s’opposent souvent, c’est le sens du comité citoyen du numérique en santé que nous avons mis en place : pour Mon espace santé par exemple, le carnet de santé numérique, de nombreux sujets ont été débattus au sein de cette conférence de consensus regroupant une trentaine de citoyens tirés au sort de tous horizons et des associations de patients. 

Quels sont les avantages et inconvénients de pouvoir masquer certaines données à son médecin traitant ? Jusqu’où aller dans la prévention personnalisée, rendue possible que si les systèmes ont accès à certaines informations personnelles ? Ce ne sont pas des débats faciles et il faut les rendre collectifs et transparents. Les citoyens ont rendu un rapport d’une nuance et d’une qualité impressionnantes, qui redonnent foi en la démocratie.

Quelles préconisations pouvez-vous donner à la CRE pour l’utilisation des données au bénéfice du consommateur ? Au-delà des problématiques juridiques et techniques, comment susciter leur adhésion ?

Notre expérience, c’est qu’il est primordial de remettre de la rationalité dans les débats en permettant aux personnes concernées, via des comités citoyens et l’intervention d’experts indépendants comme la CNIL, de débattre posément et d’exprimer leur opinion. Par ailleurs, sans attendre les polémiques, il est nécessaire de poser en prérequis un cadre éthique, humaniste et citoyen. Il faut le faire proactivement, et non en réactif. C’est par exemple le but des principes éthiques du numérique en santé que nous avons faits adopter par la Commission européenne et les Etats membres pour préparer l’arrivée de l’espace européen des données de santé, dont le projet de Règlement est en cours d’examen. Nous ne sommes ni la Chine ni les Etats-Unis, à nous de formaliser et de faire respecter le cadre de valeurs européennes qui entourent le numérique ! Enfin, il est aussi indispensable de dézoomer des risques et de rappeler toutes les opportunités qui sont offertes par le numérique. Car si le numérique n’est pas une fin en soi, il y a une conviction partagée sur le fait que c’est un moyen indispensable pour un système de santé modernisé et davantage tourné vers la prévention, un accès au soin plus efficace, un travail moins chronophage entre professionnels de santé, un patient vraiment acteur. C’est le rôle des pouvoirs publics de l’expliciter avec des exemples concrets, pour que des débats éclairés puissent avoir lieu !  

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